Staline fut à l'origine de la conception de l' "ennemi du peuple'" [note]. Ce terme rendit automatiquement inutile d'établir la preuve des erreurs idéologiques de l'homme ou des hommes engagés dans une controverse; ce terme rendit possible l'utilisation de la répression la plus cruelle, violant toutes les normes de la légalité révolutionnaire contre quiconque, de quelque manière que ce soit, n'était pas d'accord avec lui; contre ceux qui étaient seulement suspects d'intentions hostiles, contre ceux qui avaient mauvaise réputation. Ce concept d' "ennemi du peuple" éliminait en fait la possibilité d'une lutte idéologique quelconque, de faire connaître son point de vue sur telle ou telle question, même celle qui avait un caractère pratique. Pour l'essentiel et en fait la seule preuve de culpabilité dont il était fait usage, contre toutes les normes de la science juridique actuelle, était la "confession" de l'accusé lui-même; et comme l'ont prouvé les enquêtes faites ultérieurement, les "confessions" étaient obtenues au moyen de pressions physiques contre l'accusé.
Cela a conduit à des violations manifestes de la légalité révolutionnaire et au fait que de nombreuses personnes, parfaitement innocentes, qui, dans le passé, avaient défendu la ligne du Parti, devinrent des victimes.
Il faut bien dire qu'en ce qui concerne les personnes qui, de leur temps, s'étaient opposées à la ligne du Parti, il n'y avait souvent pas suffisamment de raisons sérieuses pour leur annihilation physique. La formule "ennemi du peuple" avait été créée précisément dans le but d'anéantir physiquement ces individus.
C'est un fait que de nombreuses personnes qui plus tard ont été supprimées en tant qu'ennemies du Parti et du peuple, avaient collaboré avec Lénine de son vivant. Certaines de ces personnes avaient commis des erreurs du vivant de Lénine, mais malgré cela Lénine avait profité de leur travail, il les avait corrigées et il avait fait tout son possible pour les maintenir dans les rangs du Parti; il les incitait à suivre son exemple.
Sous ce rapport, les délégués du Congrès du Parti devraient se familiariser avec une note inédite de V.I. Lénine adressée au Bureau politique du Comité central en octobre 1920. Soulignant les devoirs de la Commission de contrôle, Lénine écrivait que la commission devait se transformer en un véritable "organe du Parti et en conscience prolétarienne":
"En tant que tâche particulière de la commission de contrôle, il est recommandé d'établir des rapports profonds, personnels, et quelquefois même thérapeutiques en quelque sorte, avec les représentants de ce qu'on appelle l'opposition, ceux qui ont traversé une crise psychologique en raison d'un échec dans leurs tâches au sein des soviets ou du Parti. Il faudrait faire un effort pour les rassurer, leur expliquer le problème de la façon qu'on emploie avec des camarades, leur trouver (en évitant de donner des ordres) une tâche à laquelle ils sont psychologiquement aptes. Les conseils et les règles en ce qui concerne cette question doivent être formulés par le bureau de l'organisation du Comité central, etc."
Chacun sait combien Lénine était intraitable envers les ennemis idéologiques du marxisme, envers ceux qui déviaient de la ligne correcte du Parti. Mais, en même temps, Lénine, comme cela ressort du document ci dessus, dans sa méthode de direction du parti, exigeait le contact le plus intime du Parti avec ceux qui avaient montré de l'indécision ou une dissidence provisoire à l'égard de la ligne du Parti, mais qu'il était possible de ramener dans la voie du Parti. Lénine conseillait d'éduquer patiemment ces gens sans recours aux méthodes extrêmes.
La sagesse de Lénine dans ses rapports avec les gens était évidente dans son travail avec les cadres.
Staline se caractérisait par des rapports tout différents avec les gens.
Les traits de Lénine - le travail patient avec les gens, la persévérance et le soin apportés à leur éducation, sa faculté d'amener des gens à lui obéir sans user de la contrainte, mais bien plutôt par l'influence idéologique qu'il exerçait sur eux - étaient absolument étrangers â Staline. Il [Staline] avait renoncé à la méthode léniniste consistant à convaincre et à éduquer; il avait abandonné la méthode de la lutte idéologique pour celle de la violence administrative, des répressions massives et de la terreur. Il agissait, sur une échelle toujours plus grande et d'une manière toujours plus inflexible, par le truchement d'organismes punitifs, violant souvent en même temps toutes les normes existantes de la moralité et de la législation soviétiques.
Le comportement arbitraire d'une personne encouragea et permit l'arbitraire chez d'autres. Des arrestations et des déportations massives de plusieurs milliers de personnes, des exécutions sans procès et sans instruction, créèrent des conditions d'insécurité, de peur et même de désespoir.
Cela bien entendu ne contribua pas à l'unité dans les rangs du Parti ni parmi les différentes couches de la classe laborieuse, mais au contraire entraîna l'expulsion du Parti, puis l'élimination de militants loyaux mais qui ne plaisaient pas à Staline.
Notre Parti a lutté pour l'application des idées de Lénine, pour l'édification du socialisme. Ce fut un combat idéologique. Si, au cours de cette lutte, les principes léninistes avaient été observés et si la fidélité du Parti à ces principes avait été alliée adroitement à un souci constant pour les hommes, si ces hommes n'avaient pas été écartés mais mis au service de notre cause, nous n'aurions certainement pas connu cette brutale violation de la légalité révolutionnaire, et des milliers de personnes n'auraient pas été victimes de la méthode de terreur. On aurait eu recours alors à des méthodes extraordinaires seulement à l'égard de ceux qui avaient réellement commis des actes criminels contre le système soviétique.
Rappelons quelques faits historiques.
Dans les jours qui précédèrent la révolution d'Octobre, deux membres du Comité central du parti bolchevik - Kamenev et Zinoviev - se déclarèrent hostiles aux projets de Lénine pour une révolte armée. De plus, le 18 octobre, ils publièrent dans le journal menchevik Novaïa Jizn un article dans lequel ils déclaraient que les bolcheviks prenaient leurs dispositions en vue d'une insurrection armée et qu'ils considéraient ce projet comme très aventureux. Kamenev et Zinoviev révélaient ainsi à l'ennemi la décision du Comité central de susciter une révolte, et ce dans un proche avenir [note].
Ce fut une trahison à l'égard du Parti et de la révolution. A ce sujet, Vladimir Ilitch Lénine écrivait:
"Kamenev et Zinoviev ont livré à Rodzianko [note] et à Kerenski [note] la décision du Comité central de leur parti sur l'insurrection armée."
Il souleva devant le Comité central la question de l'expulsion du parti de Zinoviev et de Kamenev [note angl.].
Cependant, après la grande révolution socialiste d'Octobre, Zinoviev et Kamenev reçurent, comme on le sait, de hautes fonctions. Lénine leur confia des postes où ils exécutèrent pour le Parti des tâches très importantes. Ils prirent une part active au travail des principaux organismes du Parti et des soviets. Il est bien connu que Zinoviev et Kamenev commirent un certain nombre d'autres graves erreurs du vivant de Lénine. Dans son "Testament", Lénine soulignait "que le rôle de Zinoviev et de Kamenev en octobre n'était certainement pas accidentel". Cependant, il ne posa jamais la question de leur arrestation et encore moins de leur liquidation.
Maintenant, prenons l'exemple des trotskistes. Aujourd'hui, avec un recul historique suffisamment long, nous pouvons parler de la lutte contre eux avec un calme complet et pouvons analyser cette question avec une objectivité suffisante. Après tout, autour de Trotski se trouvaient des gens dont l'origine n'était pas précisément bourgeoise. Un certain nombre d'entre eux appartenaient à l'intelligentsia du Parti, d'autres étaient recrutés parmi les ouvriers. Nous pouvons citer de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, rejoignirent les trotskistes. Ces mêmes personnes cependant prirent une part active au mouvement ouvrier avant la révolution, pendant la révolution socialiste d'octobre, et aidèrent à cimenter la victoire de la plus grande des révolutions. Beaucoup d'entre elles rompirent avec le trotskisme et revinrent aux principes léninistes. Etait-il nécessaire de les faire disparaître? Nous avons la conviction profonde que, si Lénine avait vécu, cette méthode extrême n'aurait pas été appliquée contre la plupart d'entre eux.
Il ne s'agit là que de quelques faits historiques seulement. Mais peut-on dire que Lénine ne décida pas d'employer même les moyens les plus sévères contre les ennemis de la révolution lorsque cela fut nécessaire? Non, personne ne peut le dire. Vladimir Ilitch exigeait une attitude intransigeante à l'égard des ennemis de la révolution et de la classe laborieuse, et lorsque cela était nécessaire, il avait recours à la manière forte. Vous n'avez qu'à vous souvenir de la façon dont Lénine combattit les organismes socialistes révolutionnaires [note] de l'insurrection antisoviétique, les koulaks contre-révolutionnaires, en 1918, et les autres. Il employa sans hésitation les méthodes les plus extrêmes contre les ennemis. Toutefois, il n'avait recours à ces méthodes que contre les véritables ennemis de classe, et non contre ceux qui commirent des fautes ou des erreurs mais qu'il était possible de récupérer par l'influence idéologique et même de maintenir aux postes dirigeants.
Lénine n'eut recours aux méthodes sévères que dans l'extrême nécessité: lorsque les classes exploitantes existaient toujours et s'opposaient vigoureusement à la révolution, lorsque la lutte pour la survivance revêtait les formes les plus aiguës, y compris même une guerre civile [note angl.].
Staline, d'autre part, eut recours aux méthodes extrêmes et aux répressions massives alors que la révolution était déjà victorieuse, alors que l'Etat soviétique était consolidé, 'que les classes exploitantes étaient déjà liquidées, que les relations socialistes étaient solidement enracinées dans tous les secteurs de l'économie nationale, alors que notre parti était consolidé politiquement et qu'il s'était renforcé tant au point de vue numérique qu'idéologique.
Il est clair que dans toute une série de cas, Staline démontra son intolérance, son comportement brutal et abusa de ses pouvoirs. Au lieu de prouver la justesse de sa politique et de mobiliser les masses, il choisit fréquemment la voie de la répression et de l'annihilation physique, non seulement contre ses véritables ennemis, mais aussi contre des individus qui n'avaient commis aucun crime contre le Parti et le gouvernement soviétique. Nous ne voyons en cela aucune marque de sagesse, mais bien une manifestation de cette force brutale qui, jadis, avait tant alarmé Vladimir Ilitch Lénine.
Plus tard, notamment après qu'eut été démasquée la bande de Béria, le Comité central se pencha sur une série d'affaires montées par cette bande [note]. Un très vilain tableau se dessina alors des intentions brutales et de l'attitude injustifiée de Staline. Ainsi que le prouvent les faits, Staline, faisant usage de son pouvoir illimité, se permit de nombreux abus, agissant au nom du Comité central sans demander l'avis des membres du Comité, ni même des membres du Politburo du Comité central; souvent même, il ne les informait pas de ses décisions personnelles au sujet de problèmes très importants du Parti et du gouvernement [note angl.].
En ce qui concerne le culte de la personnalité, il nous faut d'abord montrer à chacun le tort que cela a causé aux intérêts de notre Parti.
Vladimir Ilitch Lénine avait toujours insisté sur le rôle et l'importance du Parti en tant que dirigeant du gouvernement socialiste des ouvriers et paysans; il voyait là la condition préalable essentielle d'une édification victorieuse du socialisme dans notre pays. Soulignant la grande responsabilité du parti bolchevik comme parti dirigeant de l'Etat soviétique, Lénine appelait au respect le plus scrupuleux de toutes les règles de la vie du Parti; il appelait à la mise en oeuvre des principes de direction collégiale du Parti et de l'Etat.
La direction collégiale découle de la nature même de notre Parti, qui est basé sur les principes du centralisme démocratique.
"Cela signifie, disait Lénine, que toutes les questions du Parti sont résolues par tous les membres - directement ou par leurs représentants - qui, sans exception, sont soumis aux mêmes règles; de plus, tous les membres administratifs, tout le collège dirigeant, tous ceux qui ont une fonction dans le Parti, sont élus, ils doivent rendre compte de leurs activités et sont amovibles."
On sait que Lénine lui-même était un exemple de la plus stricte observation de ces principes. Il n'y avait pas de problème, aussi important fût-il, dont Lénine décidait par lui-même sans demander l'avis et l'approbation de la majorité des membres du Comité central ou des membres du Bureau politique du Comité central.
Dans les périodes les plus difficiles pour notre Parti et notre pays, Lénine jugea nécessaire de convoquer régulièrement les Congrès, les conférences du Parti et les sessions plénières du Comité central, où les questions les plus importantes étaient toutes discutées et où des résolutions, soigneusement mises au point par l'ensemble des dirigeants, étaient approuvées.
Nous pouvons rappeler, par exemple, l'année 1918 - alors que notre pays était menacé d'une attaque des interventionnistes impérialistes. Dans cette situation, le VIIe Congrès du Parti fut convoqué pour discuter d'un problème vital qui ne pouvait être ajourné: celui de la paix. En 1919, alors que la guerre civile faisait rage, le VIIIe Congrès s'est réuni et a adopté un nouveau programme du Parti, pris des décisions sur des problèmes aussi importants que ceux des rapports du Parti avec les masses paysannes, de l'organisation de l'Armée rouge, du râle dirigeant du Parti dans les soviets, de la modification de la composition sociale du Parti, d'autres encore.
En 1920, le IXe Congrès fut organisé et jeta les bases des principes directeurs de la politique du Parti dans le domaine du développement économique. En 1921, le Xe Congrès adopta la nouvelle politique économique de Lénine et la Résolution historique intitulée "De l'unité du Parti".
Durant la vie de Lénine, les Congrès du Parti ont été régulièrement convoqués; toujours, lorsqu'un tournant radical dans le développement du Parti ou de la Nation prenait corps, Lénine considérait comme une nécessité absolue que le Parti discutât de fond en comble toutes les questions relatives à la politique intérieure ou extérieure et des questions concernant l'évolution du Parti et du gouvernement.
Le fait que Lénine ait adressé ses derniers articles, ses dernières lettres et ses dernières remarques au Congrès, en tant qu'instance suprême du Parti, est caractéristique. Dans les périodes séparant les Congrès, le Comité central du Parti, agissant comme autorité collective suprême, observait méticuleusement les principes du Parti et mettait en oeuvre sa politique.
C'est ainsi que les choses se passaient du vivant de Lénine.
Ces principes léninistes sacrés du Parti ont-ils été appliqués après la mort de Lénine?
Alors que pendant les quelques premières années qui suivirent la mort de Lénine, les Congrès et réunions plénières du Comité central eurent lieu plus ou moins régulièrement, plus tard, lorsque Staline commença progressivement à fonder son pouvoir, ces principes furent brutalement violés. Cela fut particulièrement évident pendant les quinze dernières années de sa vie. Etait-ce une situation normale alors que durant ce laps de temps, notre Parti et la Nation ont vécu des événements d'une telle importance? Ces événements exigeaient catégoriquement que le Parti adoptât des résolutions relatives à la défense pendant la guerre patriotique et à la reconstruction pacifique après la guerre. Or, même après la fin de la guerre, il n'y eut pas de Congrès pendant des années [note angl.].
Les sessions plénières du Comité central ne furent convoquées que rarissimement. Il suffirait de mentionner que pendant toute la durée de la guerre patriotique, il n'y eut pas une seule session du plénum du Comité central [note].
Il est vrai qu'il y eut une tentative de convocation du plénum du Comité central en octobre 1941, les membres du Comité central de toutes les parties du pays ayant été appelés à Moscou. Ils attendirent deux jours l'ouverture du plénum, mais en vain. Staline ne voulut ni rencontrer les membres du Comité central ni leur parler. Ce fait montre combien Staline était démoralisé dans les premiers mois de la guerre, et avec quelle arrogance et quel mépris il traitait les membres du Comité central. Pratiquement, Staline ignorait les règles de la vie du Parti et piétinait le principe léniniste de direction collective du Parti.